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Kadyrov Maître tchétchène et roi du foot

   
Libération, le 19 mai 2011

Les légendes du football mondial ne font pas le poids face à Ramzan Kadyrov. L’équipe Caucase constituée autour du président autocrate de la République de Tchétchénie (Fédération de Russie) a mis la pâtée (5 à 2) à la formation internationale rassemblant Diego Maradona, Fabien Barthez, Jean-Pierre Papin et Franco Baresi lors du match amical qui s’est joué à Grozny. C’était le 11 mai dernier, lors de l’inauguration en grande pompe du nouveau stade de foot de la capitale, baptisé du nom du père de Ramzan, Akhmad-Kadyrov, président prorusse assassiné en mai 2004 dans un attentat. Un show féerique de trois heures a précédé le match, avec danses et mélopées caucasiennes, prestations du chanteur italien Toto Cutugno et de l’Allemande C.C.Catch, discours enflammés, feux d’artifices… Tant et si bien qu’à 23 heures, quand le coup d’envoi était enfin sifflé, un tiers du stade s’était vidé. Un Diego Maradona fatigué et alourdi est alors sorti sur le terrain, menant une équipe de vétérans non moins défraîchis.

Le Caucase a brillé au firmament du foot, sans se faire aider ou presque. Car dans les couloirs de la Fédération française de foot (FFF), on n’a pas fini de commenter un match qui est devenu une «affaire». Alain Boghossian, l’adjoint du sélectionneur des Bleus Laurent Blanc, était du voyage. Et il a été filmé par Canal+ recevant des mains du chef de la police locale une montre sertie de diamants… L’ancien champion du monde 1998 fait l’objet d’une procédure au sein de la FFF et il risque gros. Il a beau affirmer ne pas avoir touché d’argent par ailleurs pour se prêter à ce cirque, la rumeur circule que chaque joueur aurait reçu la somme rondelette de 100 000 dollars (70 400 euros) et des cadeaux luxueux, ce qui paraît plausible, vu de Grozny.

Lara Fabian en play-back

Ramzan Kadyrov, 34 ans, aime le foot, la fête et épater la galerie, et il est prêt à payer cher pour satisfaire ces trois passions. Depuis janvier, c’est le légendaire néerlandais Ruud Gullit qui entraîne le Terek (le club de Grozny), en échange d’un pactole dont il refuse de révéler le montant. Et le 8 mars, Khadirov s’était déjà offert un match, amical lui aussi, contre des ex-stars brésiliennes. C’était la journée internationale de la femme, et, coup de chance, Lara Fabian était disponible pour venir chanter (en play-back) en l’honneur des femmes tchétchènes. Le public avait l’air ravi mais pas autant que le «bienfaiteur de la République» qui a dansé sur la scène, puis sur la pelouse pendant la mi-temps, avec ses chanteuses préférées et sous les regards exaltés de son entourage. Le coût de l’événement ? Kadyrov a juré que les joueurs invités n’ont pas touché un kopek, qu’ils sont venus «par respect du peuple tchétchène». Peu après son retour, Rai, l’ancien capitaine du PSG, déclarait à la presse brésilienne avoir empoché 215 000 euros, et s’empressait d’écrire sur son blog qu’il regrettait d’avoir participé à un événement aux relents populistes.

Le foot est un jeu politique, le maître de Grozny est le premier à le reconnaître. «On dit partout, surtout en Europe, qu’on tue en Tchétchénie, que les gens fuient», exultait-t-il à la sortie du match du 8 mars, éreinté et heureux, vêtu d’un maillot clamant : «Nous sommes les champions du monde 2018.»«On dit que Kadyrov est méchant, que la Russie est méchante, enchaîne le Président qui parle souvent de lui à la troisième personne. Nous, nous montrons qu’une population de plus d’un million d’habitants vit en république et se développe dans le sport, dans l’éducation.»

La coupe d’Europe, d’abord

Aussi Kadyrov rêve-t-il que Grozny soit l’une des villes hôtes du Mondial 2018 organisé par la Russie. «On n’a pas eu de chance pour l’instant mais on se battra pour qu’un match de la Coupe du monde ait lieu chez nous», assure-t-il. Ses envies et lubies ayant plutôt tendance à se réaliser, on ne peut pas exclure que le nouveau stade soit homologué par la Fifa en accueillant, d’ici là, un match international. D’autant qu’avec ses 30 000 places, il est présenté comme la première pierre d’un gigantesque complexe sportif à venir dont le coût pourrait s’élever à 250 millions d’euros, selon les experts… Et puis, le Comité russe d’organisation de la Coupe du monde, qui doit dresser ses listes définitives en 2017, n’a aucune raison de laisser sur la touche un Ramzan Kadyrov qui vient d’être reconduit pour un nouveau mandat par le président russe Dmitri Medvedev.

Pour l’heure, le leader tchétchène travaille donc à hisser le Terek Grozny, actuellement 13e sur 16 dans le classement russe, jusqu’en compétition européenne. C’est une priorité d’Etat : «Notre objectif, c’est de remporter la Coupe d’Europe et d’aider la Russie à devenir championne du monde en 2018», répète inlassablement le président tchétchène, désormais missionné par le pouvoir central : dans l’euphorie du match du 11 mai, Igor Foursenko, le président de la Fédération de football de Russie, a chargé le Terek de fournir des joueurs à l’équipe nationale russe et a proclamé Grozny «capitale mondiale du football».

La Tchétchénie est un pays normal, sûr, dynamique : telle est l’image que souhaite forger Kadyrov. Et il compte bien sur le foot, ciment facile d’une fierté nationale, pour véhiculer le message et dorer sa légende déjà glorieuse de «grand bâtisseur». La deuxième guerre, officiellement terminée en 2000, mais dont les soubresauts ont agité la Tchétchénie pendant toute la décennie, a ravagé Grozny. Mais aujourd’hui, la ville est transfigurée. Des portraits monumentaux de Ramzan, de son père Akhmad, du président Medvedev (pour la forme), du Premier ministre Poutine (le vrai héros de Kadyrov), jaillissent à chaque détour d’un centre-ville percé d’artères rectilignes. Non loin de «la plus grande mosquée d’Europe» (construite sur le modèle de la mosquée Bleue d’Istanbol), des gratte-ciel en chantier percent le ciel gris. Grozny City sera le cœur économique de celle qui ambitionne de devenir la «capitale du Caucase». D’ici 2030, selon le plan d’aménagement urbain, 280 000 m² de logements seront construits chaque année, outre des bâtiments publics, des centres d’affaires et commerciaux, un nouveau palais présidentiel et des villas pour l’entourage proche. «La puissance des ressources mobilisées pour la construction vient de Kadyrov. C’est lui l’architecte en chef», explique révérencieusement Sulman Kavrnukaev, architecte en chef de Grozny.

Pourtant, les grandes visions urbanistiques et footballistiques mises en vedette devant la presse internationale lors de l’inauguration du stade peinent à faire oublier la réalité politique. Le 11 mai, jour de fête, des hommes armés veillaient à chaque coin des perspectives Akhmad-Kadyrov et Poutine, bordées de centres commerciaux et de bâtiments neufs. La ville semblait en état de siège.

«On vit chez nous comme en territoire occupé, assiégés par notre propre président», s’indigne Elissa (1), professeure d’université. Dans l’intimité de son bureau, elle enlève son foulard qu’une directive présidentielle récente a rendu obligatoire au travail, de même que le port des manches et des jupes en dessous du genou. Ce contrôle de l’habillement féminin n’est que l’un des symptômes d’une islamisation de toutes les sphères de la vie imposée par Kadyrov et son clan. «Ils font régner la terreur. Le sentiment qui unit les Tchétchènes, c’est la peur pour soi et pour ses proches», raconte Tamara, 28 ans.

Corruption et chômage

Les défenseurs des droits de l’homme accusent Kadyrov et son régime d’avoir les mains couvertes de sang, de détourner à des fins personnelles les traditions caucasiennes telles que le crime d’honneur, la punition collective ou la réconciliation des ennemis de sang. «Toutes ces pratiques utilisées par Kadyrov et ses sbires, fondées sur des traditions claniques fortes, sont une humiliation pour les Tchétchènes», explique Oleg Orlov, directeur de l’ONG Mémorial Moscou. Grand connaisseur du Caucase, il est en procès avec Kadyrov pour l’avoir accusé d’être à l’origine de l’assassinat en 2009 de Natalia Estemirova, membre actif de Mémorial Grozny, spécialisée dans les enquêtes sur les enlèvements.

Malgré les dotations importantes de Moscou, les salaires des fonctionnaires sont périodiquement ponctionnés «pour les besoins de la nation», relève Elissa. Seule cette corruption institutionnalisée pourrait permettre au pouvoir de s’offrir des avenues grandioses et des joueurs célèbres, dans une république qui ne produit pas de richesse et où le chômage serait de l’ordre de 75%, selon des estimations non officielles.

Entre elles, Tamara et ses copines appellent Kadyrov «Voldemort», «celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom» (le méchant de Harry Potter), et s’indignent que les journalistes se déplacent en meute pour couvrir ses pitreries. Mais «Kadyrov a réussi à transformer la défaite de la Tchétchénie en victoire, analyse Oleg Orlov, en obtenant le retrait des forces fédérales et le transfert du pouvoir local aux gars du coin. Il faudrait peut-être cesser de chercher à rationaliser le personnage». Sa façon d’être, dit-il, c’est «la frime caucasienne». C’est ainsi qu’il vit, et ainsi qu’il gouverne.

 


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