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"Les garçons, n'allez pas chercher la mort"

Le Monde , le 19 février 2009

A Paris, Henri-IV est un lycée huppé. A Pointe-à-Pitre, c'est une cité vouée à la démolition, qu'un mois de grève a transformée en bidonville. Poubelles de 200 litres renversées, palettes cramées, verre pilé, électroménager abandonné au milieu de bâtiments déglingués. Le bon roi à la poule au pot sponsorise ici un immense terrain de jeu pour les cafards. Il y en a des files entières, dans la crasse incrustée. Le nombre d'appartements vides accentue la désolation du lieu. "Regarde comme les Blancs vivent en Guadeloupe. Regarde ici. Tu vois un Blanc ?" Ils sont un petit groupe de jeunes, d'une vingtaine d'années, assis sur un vieux pick-up.

Ils ne veulent même pas dire leur prénom. A la veille de l'arrivée de nouvelles forces de l'ordre en Guadeloupe, au lendemain de la mort d'un syndicaliste, dans la nuit du mardi 17 au mercredi 18 février, la tension et la méfiance sont extrêmes. "Tu mets : "les jeunes du quartier", un point c'est tout." Ils nient être allés sur les barrages la nuit dernière et acceptent tout juste une présence étrangère au quartier. Mais quand ils commencent à parler, rien ne les arrête. Tous en même temps, le ton qui monte en spirale, un torrent de mots qui les grise. Après cinq minutes, ils disent "Madame" , comme à l'école. Peu y sont allés. Un petit futé avec des dreads minuscules et un visage d'ange précise : "On glande, mais on a des diplômes." Lui, en tout cas, a un BEP de "vente action marchande" . Ce qui lui donne une idée assez personnelle du commerce. "En un mois, je gagne 550 euros. En une journée, j'en fais gagner 1 500 à mon patron. Comment ça se fait ? Comment vous voulez qu'on ne les vole pas ?"

"RETIREZ SARKOZY"

Un grand un peu languide avoue : "Moi, toute ma jeunesse, j'ai foutu le bordel. J'ai fait de la préventive. Mais j'ai envie d'avoir une vie, une vie de famille, une vraie vie." On comprend que, ici, la vie réelle ne soit pas considérée comme la vraie vie. Celle que l'on rêve et qu'on espère. "On est français. Ça ne devrait pas être comme ça" , ajoute-t-il. Ses copains et lui ont toujours habité dans cette cité ou y traînent depuis dix ans. Il n'y a pas un petit dehors, qui ferait des tours de vélo. Il n'y a pas de vélo. Et il n'y a pas d'école, depuis quatre semaines. Le grand dit qu'il n'en peut plus d'habiter ici.

La grande affaire, c'est l'argent. Celui qu'on ne gagne pas, que l'on devrait gagner, ou celui des Blancs. On peut dire la même chose du travail, remplacer un mot par un autre. D'abord, avec la grève, "on ne peut pas aller travailler, on n'a pas de rentrée d'argent et voilà" . De toute façon, "le bon travail, c'est que pour les Blancs. On ne verra jamais un Blanc dans le bâtiment, dit un costaud qui a été peintre, cuisinier, carreleur... Les Blancs sont dans les bureaux à Jarry" . Et quel boulot voudraient-ils leur donner à eux, les Noirs ? Des travaux subalternes, le nettoyage, le ménage, comme des esclaves. Ils ne prononcent pas le mot, gros comme une maison. Mais c'est là, audible quand même.

Parfois, ils expriment en termes choisis d'étranges suppliques : "Il faut bannir l'euro. Redonnez-nous nos francs." Ils vivent tous chez leur mère, parce que la vie est trop chère, qu'ils n'ont pas de boulot ou pas de CDI. Ils disent : "Il y a trop d'oseille faite sur notre tête." Leurs aînés ont inventé un mot, "pwofitasyon" .

Leur bête noire, c'est Nicolas Sarkozy . "De combien il a augmenté son salaire quand il est arrivé ?" Ils brocardent les slogans de la campagne - "travailler plus pour gagner moinsse" , comme on dit ici. Il y a tellement de choses qui leur restent en travers du gosier. La visite surprise à Bagdad, par exemple, le 10 février, alors que la Guadeloupe affichait son 21e jour de grève et des manifestants par milliers : "Il sait aller en Irak et il ne sait même pas s'occuper de nous. Il faut savoir régler les problèmes du pays, avant de régler ceux de l' étranger." Ils surveillent le cahier et ordonnent : "Ecrivez ça : les jeunes de Guadeloupe, ils disent "retirez Sarkozy"" .

"Il y a eu un mois de préavis, et toujours pas de débouché" , dit celui qui a enfoui ses cheveux dans un gros bonnet de rasta. Alors, ils avertissent : "Il faut faire un truc, parce que ça va péter fort. Ça fait un mois que ça gonfle." Line, 52 ans, travaille au conseil général. Elle a longtemps tourné dans le quartier avec son camion ambulant, pour vendre des crêpes. Impérieuse et maternelle, elle s'inquiète : "Les garçons, n'allez pas chercher la mort."



   
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